Pour en finir avec la biodynamie

1. Pourquoi cet article ?

J’ai très longtemps réservé mes réflexions sur le sujet aux conversations privées. Je ne voulais pas, et ne veux toujours pas, paraître partir en croisade contre une démarche qui semble tellement bien réussir à tant d’excellents collègues et souvent amis. Mais, aujourd’hui, aux yeux d’une grande partie du public d’amateurs et de professionnels, il n’y a plus que deux catégories de vignerons : les biodynamistes et les empoisonneurs, ou, pour être gentil, les vignerons sans conscience environnementale et sans sensibilité à la nature. Or je peux facilement montrer que je n’appartiens pas à la deuxième catégorie, mais il faut expliquer pourquoi je ne suis pas attiré par la première. Et cela demande de rentrer dans la profondeur des choses.

2. Labourer, c’est de la biodynamie ?

– La biodynamie, ça a changé quoi ?
– Eh bien, je prête davantage attention à mes vignes, je les observe, je recherche les signes de déséquilibre ou l’expression d’harmonie. Je les écoute et je leur parle.
– Bien. Qu’est-ce que tu as changé dans le travail de la vigne ?
– Je laboure les sols, je soigne la taille, j’ai arrêté de mettre des poisons : désherbants, insecticides, fongicides systémiques.
– Comme en bio, alors ? Ça suffit ?
– Non, j’applique aussi des préparations biodynamiques.
– Alors tu n’as plus besoin de traiter tes vignes ?
– Si, je mets du soufre contre l’oïdium et du cuivre contre le mildiou.
– Comme tout le monde, alors ?

Pour beaucoup de vignerons, l’engagement en biodynamie s’arrête là. D’autres vont plus loin, expérimentant constamment de nouveaux modes de conduite, essayant des produits naturels pour la santé de la vigne, cherchant des associations avec des plantes, des arbres, et tout moyen de favoriser la richesse biologique du vignoble. Mais en quoi est-ce de la biodynamie ?

A ce stade on ne voit pas ce qui pourrait être critiquable. On voit une démarche vers une viticulture propre, respectueuse et soignée. Une forme de culture bio complétée par des tisanes homéopathiques et sympathiques qui ne peuvent pas faire de mal, plus deux ou trois étranges préparations magiques. Et ceux qui la pratiquent constatent que ça marche.

Je ne cherche surtout pas à les détourner de leur chemin. Mais on voit bien que la biodynamie n’est en fait présente qu’à la marge dans leur pratique : uniquement dans quelques-unes de leurs préparations et (parfois, rarement) dans un discours ésotérique qu’il n’est pas nécessaire de bien comprendre. L’essentiel ne relève que d’une viticulture responsable, sensible, attentive, souvent innovante qui n’est la propriété d’aucune école. Et pourtant le mot de biodynamie est déployé comme un étendard, alors que peu de vignerons ont la curiosité (et le courage) d’essayer d’en comprendre les racines.

Moi non plus, je n’empoisonne personne et j’ai moi aussi des vignes qui se portent de mieux en mieux, des sols vivants et des vins qui expriment leur terroir avec assez de constance. Mais dès que le mouvement biodynamique est apparu en Bourgogne, dans les premières années d’Anne-Claude Leflaive, j’ai voulu comprendre de quoi il retournait et j’ai constaté certains malentendus.

3. Une sagesse paysanne ancestrale ??

L’agriculture biodynamique n’est ni paysanne ni ancestrale.

La biodynamie est une pure invention du XXème siècle, précisément de juin 1924, complétée ultérieurement par des disciples. Ce n’est même pas une formalisation tardive de pratiques paysannes traditionnelles. Les cornes de vaches, la dynamisation, les dilutions homéopathiques faisaient partie des outils des sorciers et des alchimistes, mais pas des paysans. L’élément le plus vivant emprunté à la tradition paysanne est sans doute l’observation des mouvements de la lune pour déterminer le temps des semis mais, bizarrement, Steiner (contrairement à Maria Thun) ne lui accorde qu’une importance secondaire.1.

La biodynamie n’est pas une sagesse paysanne. C’est la théorie d’un érudit, familier de 30 siècles de pensée ésotérique et mystique, de la mythologie égyptienne à l’occultisme théosophique en passant par les mystiques chrétiens, les alchimistes, la kabbale et le brahmanisme hindou.

Vraiment rien de paysan dans tout ça.


1 « La nature n’est pas si cruelle de punir l’homme pour ce petit manque d’égards (…) S’il arrive [qu’on ait semé au mauvais moment]
cela attendra simplement en terre jusqu’à la pleine lune suivante » Rudolf Steiner. Cours aux Agriculteurs p.160

4. Rudolf Steiner ou Comment s’en débarrasser ?2

Peu de vignerons sont bavards à propos de Rudolf Steiner. On les comprend. La production de Steiner est massive : des dizaines de milliers de pages, et très indigeste, voire confuse. En plus, elle sent le soufre. Ils n’ont aucune envie de s’y frotter, et ils préfèrent souvent dire qu’ils n’ont pas besoin de Steiner pour faire de la biodynamie.

Mais la pirouette n’est pas recevable pour deux raisons :

La première est que la certification Demeter met en tête de son cahier des charges3 la référence à Steiner. C’est clair : ce qui se fait sans Steiner n’est pas de la biodynamie.

La seconde est que, très pratiquement, les gestes de la biodynamie n’ont de sens que par référence à Steiner. Pourquoi une corne de vache plutôt qu’un sabot de cheval ? Seul Steiner connaît la réponse.

La biodynamie est une spiritualité, pas une agronomie. On ne peut pas s’intéresser à la biodynamie sans s’interroger sur Steiner et l’anthroposophie, ni la pratiquer sans les assumer.


2 Eugène Ionesco,Amédée ou Comment s’en débarrasser.

3 « Le mouvement puise son inspiration et sa force au cœur de l’anthroposophie de Rudolf Steiner. Cela inclut le Cours aux Agriculteurs, et sa compréhension holistique d’un développement personnel et sociétal sain, transmis par l’éducation, la concertation et l’information ». Cahier des charges Demeter – édition avril 2020 p.9.

5. Comment sait-il ce qu’il sait ?

C’est la première question qu’on va se poser à propos de n’importe quel conseiller, de n’importe quel expert. Donc, comment Steiner a-t-il découvert les méthodes qu’il préconise ?

En tout cas, pas par la pratique ni par l’expérimentation. Steiner n’a jamais tenu une bêche ni déterré une carotte de sa vie. Il s’intéresse à l’agriculture pour la première et dernière fois quelques mois avant sa mort quand il finit par céder à la demande insistante d’un groupe d’aristocrates anthroposophes et propriétaires terriens et tient à leur intention une série de conférences dont les notes sténographiques seront publiées sous le nom de « Cours aux Agriculteurs »

Steiner montre dans son avis au lecteur qu’il ne s’agit pas d’un cours d’agriculture : « Nulle part il n’est rien dit qui ne soit uniquement le résultat de l’Anthroposophie, qui est en train de s’édifier ». Les pratiques exposées sont des intuitions qui ne lui sont inspirées que par sa vision globale du monde et doivent être validées au champ, pendant quatre ou sept ans selon le cas.4

Car, au-delà de l’agriculture, Steiner a une connaissance du monde originale et étrangement précise. Juste pour donner une idée : la première civilisation, sur une Terre non encore solidifiée, s’appelle Lémurie, dans laquelle les humains avaient la forme d’une vapeur pensante capable de communiquer par télépathie et de déplacer les charges par leur force mentale5. Vint ensuite l’Atlantide qui fut submergée par la Nature en punition de la folie orgueilleuse et matérialiste des atlantes, corrompus par l’archange déchu Ahriman. Suivent sept époques de 2160 ans chacune, dont la cinquième a commencé en 1413 et s’achèvera en l’an 35736. Et il y en a des centaines de pages, mais d’où tient-il tout ça ?

Il le dit dans son autobiographie : « C’est encore par la pensée que j’étais arrivé à ces idées ; plus tard je m’élevai jusqu’à la contemplation imaginative. Alors seulement je pus comprendre ».7 Nous, nous avons bien compris que sa connaissance du monde des lémuriens est le fruit de sa contemplation imaginative

Il parle ailleurs de son « expérience mystique intérieure »8

Mais ce n’est pas sa seule source. Sa première rencontre avec les morts remonte avant l’âge de sept ans9. Plus tard : « Les années 1901 à 1907/08 furent celles où mon âme subit les impressions venant des faits et des entités du monde spirituel. De l’expérience du monde de l’esprit en général se dégagèrent les connaissances particulières »10. Je reformule : ses « connaissances particulières » proviennent de rencontres avec ce que nous appelons des esprits.

Il y a un point sur lequel occultistes et scientifiques peuvent facilement se mettre d’accord : c’est qu’une grande partie du monde nous est invisible. Il est donc absolument légitime que chacun l’imagine selon ses connaissances, ses intuitions et sa sensibilité. Mais, même si elle est plus pittoresque et plus détaillée, pourquoi la vision de Steiner serait-elle plus « vraie » que la mienne ou la vôtre ?


4 « On élaborera ici [au Goethaneum] les principes suivant lesquels les essais suivants devront être conduits, afin d’expérimenter réellement ce qui a été donné pendant le cours sous forme d’indications pratiques » Rudolf Steiner. Cours aux Agriculteurs, 1924. p.21.

5 Ça ne vous rappelle rien ? Maître Yoda, dans Star Wars, qui, de l’anthroposophie largement inspiré fut.

6 Gary Lachman, Rudolf Steiner, une biographie p.150.

7 « Le darwinisme m’apparaissait comme une manière de penser menant à celle de Gœthe, mais néanmoins en retrait par rapport à elle. C’est encore par la pensée que j’étais arrivé à ces idées ; plus tard je m’élevai jusqu’à la contemplation imaginative. Alors seulement je pus comprendre qu’aux temps très reculés, la réalité spirituelle était animée par une essence très différente de celle des organismes les plus élémentaires.». (Rudolf Steiner, Autobiographie vol 2, 1925. p.172).

8 « Dans ma présentation de l’histoire de l’humanité, dans les articles de la Chronique de l’Akasha, puisés dans l’expérience mystique intérieure, vous trouvez tout ce qui a été enseigné depuis toujours dans ce que l’on nomme les écoles secrètes, relativement à l’origine de l’être humain et à sa division en différentes races. » Rudolf Steiner, Concepts fondamentaux de la Theosophie 1905., p.130.

9 Gary Lachman, Rudolf Steiner, une biographie, 2009 p.150.

10 Rudolf Steiner, Autobiographie vol. 2 p.202.

6. Les êtres élémentaux.

Le cahier des charges Demeter pour la certification biodynamique présente une exigence très inhabituelle : au-delà des intentions humanistes et spirituelles de principe, et des règles proches du bio listant les produits interdits, il impose une obligation d’appliquer aux cultures chaque année deux préparations : un « 500 » et un « 501 »11.

C’est très étonnant. On comprend bien l’utilisation de traitements dans l’intention de corriger un déséquilibre ou de soigner une maladie, mais pourquoi une vigne en parfaite santé aurait-elle besoin chaque année d’être traitée avec ces préparations ? Pour aller mieux que bien ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Parce que ces préparations lui apportent quelque chose qu’elle ne sait pas trouver elle-même ? Est-ce que la forêt vierge serait plus belle et plus riche si on lui apportait un 500, un 501, chaque année ? Cela voudrait dire que la nature est bien mal faite et ne peut se passer de l’homme. Difficile à accepter.

Toutes les religions demandent aux fidèles des gestes montrant leur soumission et leur acceptation des mystères. Mais il y a autre chose.

Il n’est pas nécessaire de croire aux esprits pour être convaincu que les plantes et tous les êtres vivants sont dépendants des forces du cosmos. Comme agriculteurs, nous aimerions bien les contrôler, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Mais même par la biodynamie, l’homme ne peut pas agir directement sur ces forces. A moins que, comme des lobbyistes à Bruxelles, nous ne nous approchions d’êtres supérieurs qui seraient, eux, capables d’influence et agiraient en médiateurs. Ces êtres « existent ». Steiner les appelle « les êtres élémentaux très utiles » : gnomes, ondines, sylphes et salamandres, chacun spécialisé dans un domaine. Nicolas Joly explique que les préparations sont en fait un moyen de « courtiser » ces êtres élémentaux12.

Nous avions donc mal compris. Les préparations ne sont pas des vitamines. Ce sont des offrandes aux divinités.113


11 La bouse de corne ou bouse de corne préparée (500P) doit être pulvérisée au démarrage de la phase végétative ou après récolte de la culture, et dans tous les cas au moins une fois par an. La silice de corne doit être pulvérisée en fonction du développement de la plante, et cela au moins une fois par an » Cahier des charges Demeter – édition avril 2020 p.107

12 « La profondeur, la subtilité d’un goût est leur œuvre, et pour cela il faut pouvoir les courtiser (…). Comment parler de forces sans comprendre ceux qui les amènent, je veux dire les être élémentaux ? » Nicolas Joly, préface à : Ernst Hageman, Fondements spirituels de la biodynamie d’après Rudolf Steiner, 2017 (éditions Libre & Solidaire). (Merci à Patrick Baudouin de m’avoir indiqué cette référence importante.)

13 Ceci explique que, contrairement au soufre et au cuivre, il ne soit nullement nécessaire de pulvériser les préparations sur les vignes avec soin, en veillant à toucher chaque pied et chaque organe. Comme pour l’eau bénite, l’intention suffit.

7. La biodynamie est-elle écologiste ?

A l’origine de la doctrine anthroposophique de Steiner, il y a la Société de Théosophie, créée en 1875 pour (entre autres) « rappeler au monde le principe de la fraternité humaine et combattre le matérialisme »14. C’est cette position, contre le matérialisme, le machinisme, le scientisme et pour un retour aux valeurs spirituelles qui répond aux interrogations de notre temps et rend pour certains Steiner, ou au moins la biodynamie, moderne et attractive.

Steiner nous parle quand il critique violemment l’industrialisation de l’agriculture et la vision abusivement chimique des processus du vivant, quand il observe et respecte les plantes et les animaux, quand il s’efforce de comprendre les forces naturelles, quand il propose des actions douces. Il semble de ce point de vue être en avance sur son temps.

Mais c’est un malentendu radical. Notre vision de la nature est à l’exact opposé de celle de Steiner. Pour lui, l’homme précède la nature : « L’homme en tant qu’être spirituel est antérieur à tous les autres êtres vivants (…) L’homme est un être macrocosmique portant en lui la totalité du monde terrestre ; il est devenu microcosme en éliminant tout le reste ».15 Selon son biographe Gary Lachmann :
« Pour Steiner, l’univers de la matière, qui nous paraît si incontestablement tangible, est en fait un produit de la conscience, ou de l’esprit, réalité ultime. A un stade antérieur, la matière n’existait pas. Elle n’existera plus dans le futur »16.

Donc, l’homme existait déjà avant la nature, et il existera encore après elle. La nature est sa création provisoire, faite pour son usage. Peut-on imaginer une conception plus opposée à notre conviction écologiste moderne selon laquelle nous voyons l’homme comme le dernier fruit de la nature, dépendant entièrement d’elle et lui devant respect et protection ?

Accessoirement, ayant compris qu’en biodynamie l’homme est au centre de tout et contient tout, on voit (un peu) mieux la logique de certaines bizarreries dans les pratiques qui supposent que les plantes soient sensibles à des éléments qui n’ont de sens que pour les humains : le statut « illégitime » des planètes invisibles à l’œil nu, le comportement particulier de certaines préparations homéopathiques selon la valeur kabbalistique du chiffre décimal de leur dilution, les propriétés particulières de certaines mesures dans le système métrique, les interdits à certaines dates du calendrier chrétien…17


14 Helena P. Blavatsky.

15 L’homme en tant qu’être spirituel est antérieur à tous les autres êtres vivants ; pour revêtir son actuelle configuration physique, il a dû se détacher d’un être cosmique qui le contenait, lui et tous les autres organismes. Ces derniers ne sont donc que des reliquats du développement humain ; l’homme n’en est pas l’aboutissement ; bien au contraire, il a rejeté toutes ces formes, s’en est débarrassé pour accéder à sa configuration physique, qui est l’image même de son être spirituel. L’homme est un être macrocosmique portant en lui la totalité du monde terrestre ; il est devenu microcosme en éliminant tout le reste. (Rudolf Steiner, Autobiographie vol.2 p.172).

16 Gary Lachman, Rudolf Steiner, une biographie, 2009. p.151.

17 Voir notamment Maria et Matthias Thun, calendrier des semis.

8. Faut-il se fier aux apparences ?

J’aime l’histoire, presque vraie18, de cette jeune artiste qui va se présenter à un maître chinois : « – Tu veux apprendre à peindre ? Apprends d’abord à regarder. Assieds-toi là, regarde cet arbre, je reviens ». Et un an plus tard, le maître revient… Apprendre à regarder, quel beau conseil pour tout agriculteur, ou tout médecin, ou quiconque s’intéresse aux êtres vivants. L’observation est souvent négligée. Mais les yeux suffisent-ils ?

Goethe, le maître spirituel de Steiner, aimait se définir comme « Augenmensch » (homme de l’œil). Au point qu’à lire ses notes de voyage, découvrant Naples, « il est frappant à quel point le poète semble convaincu que le seul sens de la vue lui permettra d’accéder à la connaissance d’un paysage et d’une culture étrangers »19

Sans surprise, la biodynamie (et l’anthroposophie plus largement) repose aussi avant tout sur le regard. Les formes et les couleurs sont l’expression directe des forces astrales qui constituent l’identité même de tout être vivant20. Elles ne sauraient donc mentir.

Pourtant, est-il vraiment nécessaire de faire la démonstration que la forme extérieure visible ne dit pas toute la vérité et peut même être radicalement trompeuse ?

Ça crève les yeux, la terre est évidemment plate. Si elle était ronde, l’horizon serait courbe et les gens qui sont au loin ne pourraient pas se tenir debout. Erasthotène (-276 à -194) a trouvé une autre façon de regarder cette question, une façon indirecte, abstraite, technologique, mathématique, en faisant mesurer l’ombre d’un bâton le même jour à Assouan et à Alexandrie pour en déduire par trigonométrie la mesure du rayon terrestre. Était-il un horrible scientiste matérialiste sans sensibilité ? Mais n’était-il pas plus près de la vérité que celui qui se contentait de regarder l’horizon, aussi intensément que ce soit ?

Regarder, ce n’est pas qu’avec les yeux. C’est interroger la nature par tous les moyens.

L’idée que l’aspect extérieur des êtres reflète le plus profond de leur qualité intérieure est irrésistiblement convaincante. Est-elle vraie pour autant ? Elle n’est en tout cas pas suffisante. Et c’est un moyen de manipulation imparable.

Utilisé sans retenue, il a bien contribué à la victoire du séducteur John Kennedy sur le ténébreux Richard Nixon en 1960. L’un est blond et rayonnant, l’autre sombre et tourmenté. Est-ce pertinent pour choisir un président ? En tout cas, c’est efficace.

(Plutôt que de prendre un exemple aux Etats-Unis en 1960, j’aurais pu faire référence à des images utilisées en Europe vingt ou trente ans plus tôt. Mais je préfère retarder le moment d’atteindre le point Godwin21).


18 Fabienne Verdier, Passagère du silence, dix ans d’initiation en Chine, Paris, Albin Michel.

19 « Il est frappant à quel point le poète semble convaincu que le seul sens de la vue lui permettra d’accéder à la connaissance d’un paysage et d’une culture étrangers. Lorsqu’il tente de se familiariser avec l’économie du peuple napolitain, il s’en tient essentiellement à l’observation, ordonnant la confusion des personnages dans la rue selon leur apparence et jugeant cette opération plus aisée qu’ailleurs à cause de leur simplicité. Aucun dialogue avec un autochtone n’est rapporté (exception faite de ses fréquentations nobles). Lorsque Goethe s’intéresse à la cuisine locale, il entreprend une énumération détaillée des aliments offerts sur les marchés ; il décrit leur aspect et surtout leur présentation qu’il juge partout plaisante à l’œil, mais il semble n’avoir rien goûté ni respiré les odeurs » . Tobias Haberkorn, Se sentir napolitain : voir, vivre, écrire la ville avec Goethe, Sartre, Malaparte et Saviano. https://doi.org/10.7202/1026636ar

20 [L’organisme animal] vit de telle sorte qu’en ce qui concerne sa configuration de forme et de couleur, mais aussi en ce qui concerne sa structure et la consistance de sa substance d’avant en arrière, donc du museau vers le cœur, il a des actions de Saturne, de Jupiter, de Mars, dans le cœur, des actions du Soleil, et derrière le cœur, en direction de la queue, des actions de Vénus, de Mercure, et de la Lune. (…) Ce développement des connaissances d’après la forme, d’après la contemplation de la forme est d’une immense importance (…) Vous avez ainsi la possibilité, maintenant à partir de la configuration de l’animal, de rouver une relation entre ce que l’animal fournit comme fumier par exemple et les besoins de la terre dont l’animal mange les plantes. » (Rudolf Steiner Cours aux Agriculteurs, 1924 p.68-70).

21 « On dit d’une conversation (…), qu’elle a atteint le « point Godwin » quand l’un des interlocuteurs en réfère au nazisme, à Hitler, à la Shoah, pour disqualifier l’argumentation de son adversaire. » Xavier de La Porte, France-Culture, 2 janvier 2014.

9. Manger des asperges fait-il grandir ?

On peut ne pas être convaincu de l’influence des astres et partager l’idée que la forme des plantes ou des animaux est inscrite dans chacune de leurs parties, dans la substance de chacune de leurs cellules, et qu’elle reflète leurs caractères et leurs qualités profondes.

Le problème est que Steiner présente comme une évidence, sans tenter de le démontrer, le fait que, puisque la matière du cyprès ou du cheval contient un principe d’ascendance et celle du porc ou du saule un principe de gravité, ces principes peuvent en être extraits dans les fumiers ou les tisanes que l’on préparera par la méthode adéquate, et que ces préparations confèreront à la terre ou aux plantes traitées les qualités du cheval, du porc, du saule ou du cyprès. Cela n’a pourtant vraiment rien d’évident.

Dire que le cyprès contient un facteur d’élongation est une tautologie. On peut aussi bien dire qu’il contient un principe de cyprès. La question est : est-ce que ce principe d’élongation peut être extrait et dissocié du principe de cyprès ? On peut avec un bourgeon de cyprès faire pousser un autre cyprès. Mais peut-on avec ce bourgeon allonger un saule sans en faire un cyprès ?

Si tel était le cas, nous grandirions quand nous mangeons des asperges, nous sauterions plus haut en mangeant du cheval, nous deviendrions cochons en mangeant du porc. Qui a constaté cela ?

10. L’organisation verticale du monde

Le lecteur moderne, tendance écolo, qui parcoure Steiner ou ses familiers comme Nicolas Joly ou Gary Lachman, butte régulièrement sur des qualificatifs qui introduisent une hiérarchie de valeur entre les différentes forces de la nature et les différents êtres vivants :

« La lumière est extériorisée par la fleur dont la finesse, la couleur, l’expression manifestent ce troisième état de matière plus fragile mais aussi plus respectable ».22
« L’autonomie de l’animal est le signe d’un règne supérieur » et
« Au-dessus de ces trois règnes, il y a l’homme qui se tient droit ».23

Appartient à une catégorie inférieure tout ce qui est plus bas, matériel, désordonné, dépendant, obscur, froid. Ce qui est en haut, spirituel, organisé, autonome, lumineux, chaud est par essence supérieur et plus respectable.

Cette idée nous heurte aujourd’hui car nous savons que la nature est un tout dans lequel la plus vulgaire des bactéries cache une complexité insondable et tient un rôle dans un système vivant où chaque être dépend de toutes les autres. Nous en découvrons chaque jour de nouveaux engrenages. Une montre fonctionne quand tous ses rouages sont en place, dira-t-on que certains sont plus respectables que d’autres ?


22 Nicolas Joly, Le vin du ciel à la terre, p.29.

23 Idem p.46

11. « Clairvoyant » ou aveugle ?

Appliquée aux groupes humains, la hiérarchie des valeurs devient terriblement problématique. Or, pour le dire avec la plus extrême prudence, on ne peut nier que Steiner a ouvert grande la porte à des interprétations ouvertement racistes24. Bien sûr, on dira qu’il ne fait que refléter les préjugés de son temps, mais justement, c’est précisément ça, le problème ! Steiner ne fait que cultiver les préjugés de son milieu alors qu’il se croit inspiré par des esprits supérieurs.

Le lieu et la date du Cours aux Agriculteurs (juin 1924 en Silésie) ne sont pas indifférents. En 1923/1924, l’Allemagne connaît une hyperinflation folle qui fait exploser tous les repères et toutes les valeurs25. Le 8 novembre 1923 a lieu le putsch raté de la brasserie, à Munich, dont Hitler tirera les leçons pour mettre en place sa stratégie de prise du pouvoir.

Steiner, l’auteur de « La Philosophie de la Liberté », le « clairvoyant » comme il aime se définir, traverse cette période sans rien voir, sans rien dire. Lui qui commerce si facilement avec les êtres surnaturels ne voit pas s’approcher la « bête immonde »26 qui pourtant se nourrit en partie de ses conférences et de ses écrits.

Dans certaines circonstances, le manque de lucidité n’est pas une faiblesse, c’est une faute, ou pire.


24« L’humanité s’est élevée en rejetant les formes inférieures pour se purifier et elle s’élèvera encore plus haut en séparant un règne de la nature, le règne de la race mauvaise ». R. Steiner « Les races du mal, 1907
– « On ressent souvent comme une injustice de la nature le fait qu’elle condamne l’un à exister dans une race humaine située à un niveau inférieur et élève l’autre vers une race en apparence accomplie ». R. Steiner Les Concepts fondamentaux de la Théosophie », 1905
– « Voyons pour commencer l’humain de couleur noire d’Afrique. Sa particularité est d’aspirer la lumière et la chaleur de l’espace cosmique. Il l’absorbe (aufnehmen). Cette chaleur et cette lumière ne peuvent pas traverser la totalité de son corps, l’être humain restant un être humain, même noir » R. Steiner, Conférence à Dornach, le 3 mars 1923.
– « Si vous pouviez regarder dans le passé, vous verriez qu’à l’époque lémurienne, le corps a l’apparence d’une forme gigantesque et pataude (…). Vous trouvez encore des échos de cela dans la population indienne d’Amérique. » Rudolf Steiner,Concepts fondamentaux de la théosophie,1905 p.146.
– Etc., etc., etc… Et je n’ose pas citer le plus choquant. (FM)

25 Aucun peuple au monde (…) n’a connu l’exagération délirante et grotesque de tous ces phénomènes à la fois telle qu’elle eut lieu en Allemagne en 1923. Aucun n’a connu ces gigantesques et carnavalesques danses macabres, ces saturnales extravagantes et sans fin où se dévaluaient toutes les valeurs, et non seulement l’argent. De l’année 1923, l’Allemagne allait sortir mûre non pas précisément pour le nazisme, mais pour n’importe quelle aventure abracadabrante. Les racines psychologiques et politiques du nazisme sont plus profondes (…). Mais il doit à cette année folle ce qui fait sa démence actuelle [autour de 1940] : son délire glacé, sa détermination aveugle, outrecuidante et effrénée d’atteindre l’impossible, en proclamant « Ce qui est juste, c’est ce qui est utile ». Sebastian Haffner Histoire d’un Allemand, souvenirs 1923-1933.

26 « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. ». Bertolt Brecht La résistible ascension d’Arturo Ui

12. L’heure des choix

Que retenir de tout cela ? La plupart des vignerons biodynamistes se fichent complètement de Steiner et ont arrêté leur lecture au paragraphe 3.

A part deux ou trois préparations à dose homéopathique, il y a souvent bien peu de biodynamie dans leur pratique. Ils délèguent à leur conseiller la médiation avec les forces du cosmos, pratiquent une viticulture sensible et fréquemment innovante, ne polluent pas et font souvent des vins merveilleux. C’est parfait.

Mais s’ils se fichent de Steiner, c’est qu’ils pourraient s’en passer. Alors pourquoi se revendiquer de la biodynamie s’ils n’y croient pas vraiment ? Après tout, s’ils le font seulement par pragmatisme, parce que « ça marche », rien ne leur interdirait de continuer à mettre du fumier dans des cornes de vaches, comme on reproduit par tendresse ou par superstition un truc de grand-mère pour empêcher le lait de tourner ou le champagne de perdre ses bulles.

Mais si on pense que la biodynamie a un sens, alors il faut accepter tout l’héritage. Donc, reconnaître que l’organisation du monde telle que Steiner en a eu la vision, aussi étrange soit-elle, représente une réalité d’une vérité supérieure à toute autre. Et donc se soumettre à un système révélé, figé, inaccessible à la critique, au jugement personnel, à l’idée de progrès, sur lequel le raisonnement et l’expérimentation n’ont pas prise, et dont l’interprétation, dans la pratique, est le privilège du conseiller.

C’est à mon sens un renoncement grave, un abandon de liberté. L’anthroposophie est de nature religieuse, voire supra-religieuse. Elle se veut une explication universelle du monde. Aucun champ, matériel, spirituel, moral, n’y échappe. Avons-nous vraiment envie de nous y jeter ?

Si on n’est pas à l’aise dans l’église anthroposophique, il ne faut pas se réclamer de la biodynamie.

13. Tout ça pour ça

J’ai voulu montrer qu’on pouvait être récalcitrant à la biodynamie sans être ni indifférent, ni ignorant, ni insensible. J’ai corrigé des idées fausses communément admises et j’ai souligné que le substrat idéologique de la biodynamie n’est pas anodin.

Pour ma part, loin des systèmes, je continuerai à décider de mes méthodes un jour après l’autre, selon des intuitions qui sont les miennes plutôt que celles d’un maître, et qui se nourrissent de mes observations, de mes échanges, et plus généralement d’une conception du monde issue de mon expérience et de ma culture. Les connaissances techniques et la science y jouent un petit rôle, à la place qui est la leur dans mon métier.

La science est mal comprise et mal aimée, en partie à cause de son lien avec des démarches industrielles destructrices. Mais elle a une grande vertu par rapport aux croyances, c’est d’être par nature et par méthode exposée à la critique et en (re-)construction permanente. Elle sait l’étendue de son ignorance et elle n’a pas la prétention de dire la Vérité.

Chambolle-Musigny, le 30 septembre 2022

Frédéric Mugnier